La gastronomie est un art
Escales gourmandes à Genève
De tous les arts, lequel est le plus puissant ? Là où la peinture répond à l’œil et la musique à l’oreille, la gastronomie, elle, titille tous les sens. Goût, odorat, vue — et même ouïe et toucher —, en cuisine, les sensations s’entrechoquent. La preuve par l’image, en compagnie du photographe culinaire (et gastronome) genevois Guillaume Cottancin. Son mantra ? Quand c’est beau, c’est déjà bon !
Reflet de son statut de ville internationale, Genève s’inscrit parmi les métropoles mondiales les plus riches de diversité culinaire — plus encore qu’aux États-Unis ! Elle est aussi l’une de celles comptant la plus forte densité de tables par rapport à sa population : environ 2’500 répertoriées par la Société des Cafetiers, Restaurateurs et Hôteliers de Genève. Soit 50 % de plus qu’au début des années 2000.
Au menu, de plus en plus de (très) belles tables, dirigées par des chefs artistes, formés dans les étoilés et les plus beaux établissements de la planète. La concurrence fait rage dans ce segment pour attirer la clientèle genevoise, aussi exigeante qu’épicurienne. Recettes gagnantes ? La qualité, la saisonnalité et le respect du produit, aussi frais et local que possible. Une évidence désormais — ce qui n’interdit en rien quelques touches exotiques, bien au contraire.
Dans ce domaine, la seule limite est celle fixée par l’imagination des chefs. Leur palette ? Une infinitude d’ingrédients aux innombrables métamorphoses. Tout l’enjeu des restaurants gastronomiques est d’ailleurs là, aujourd’hui : réussir à fidéliser leur clientèle en se renouvelant suffisamment pour la surprendre à chaque visite. Par le goût, bien sûr, mais aussi par une esthétique sans cesse renforcée.
D’un lieu à l’autre, le storytelling s’est imposé. Il ne s’agit plus seulement de bien manger, mais de vivre une expérience personnalisée, débarrassée des formalismes d’antan — et pourquoi pas à la table du chef, en cuisine, dans une ambiance conviviale d’odeurs qui se mêlent, de frémissements et de casseroles qui s’entrechoquent ? Le restaurateur s’impose en conteur, invitant à un voyage gustatif, aussi bien à travers l’assiette que l’architecture intérieure. Tout compte. Dans ces domaines, les quatre adresses sélectionnées ici, parmi beaucoup d’autres qui auraient pu les rejoindre, font assurément montre d’un savoir-faire spectaculaire.
Fiskebar
Cheffe Francesca Fucci
Le Fiskebar, c’est un peu Genève résumée, dans le cadre feutré du Ritz-Carlton Hôtel de la Paix : une ambassade des saveurs, à mi-chemin entre Nord et Sud, Est et Ouest, fusionnant « l’essence de la gastronomie nordique », la radieuse générosité de la Méditerranée et quelques notes asiatiques pour l’harmonie. Originaire des Pouilles, la cheffe Francesca Fucci aime autant surprendre par sa technique que puiser dans la bibliothèque de sa mémoire olfactive — souvenirs de cueillettes avec son père. Des traditions scandinaves, elle a adopté fumage et salaison. La salle informelle s’est, elle, habillée de chêne brut rappelant les marchés au poisson de là-bas, entre tables d’ardoise et céramiques en soleil aux murs, vastes baies toisant le Léman et cuisine ouverte au comptoir exposant les denrées crues. Au-dessus, des légumes en bocaux sagement alignés. Branches, écorces, mousses, la nature compose le décor des plats, en écho aux produits locaux bio et aux pratiques visant au zéro déchet.
Arakel
Chef Quentin Philippe
À chaque plat son assiette, chez Arakel. Classiquement ronde, en céramique blanche ou raku, en bois, en forme de fleur, de feuille… Rouvert début 2024 après un an de réflexion approfondie, la maison se divise en deux lieux, deux temps bien distincts. D’une part le bar cosy, où l’on picore élégamment un croque-monsieur truffé, de l’autre le restaurant gastronomique sur cuisine ouverte, où les chanceux dînent à la table en îlot du chef Quentin Philippe. À 28 ans, ce dernier règne sur une brigade restreinte affirmant la même jeunesse et la même envie de revisiter les classiques. Ses favoris ? Le poisson. Les agrumes. Les légumes du printemps retrouvé. Et, nettement plus terrien : la tarte à l’oignon confit, jus de bœuf et fondue au gruyère. L’inspiration se décline au fil d’un unique menu du moment en quatre ou six temps, à l’esthétisme puissant. En contrepoint : 1’200 références de vin et un service aux petits oignons. De quoi convaincre dès cette année Michelin (1 étoile) et Gault&Millau (15 points et Découverte de l’année).
L’Atelier Robuchon
Chef Olivier Jean
Deux étoiles en deux ans ! Unique établissement de Genève doublement récompensé par Michelin, l’adresse phare de l’Hôtel Woodward prospère sous la direction du discret Olivier Jean. Le Français, passé chez Anne-Sophie Pic et Alain Ducasse, est le plus jeune chef du groupe à avoir été choisi par Joël Robuchon, dès l’âge de 27 ans — c’était à Taiwan, avant son affectation genevoise. Le fruit d’une certaine complicité, d’un labeur intense et d’une rigueur de tous les instants, qui lui valent aujourd’hui d’être reconnu comme l’un des meilleurs interprètes du répertoire du maître, célèbres purée, bœuf Rossini et homard bleu en tête. Cette cuisine de mémoire n’est cependant pas tout. Siégeant idéalement sur l’un des 36 tabourets hauts alignés au fil du bar, dans un cocon de rouge et de noir, les convives n’ont d’yeux que pour le ballet parfaitement orchestré de la cuisine ouverte. Quelle mise en scène ! Dans l’assiette, beaucoup d’invitations au partage et d’inspirations méditerranéennes.
Sachi
Chef Mitsu
Bonheur. Félicité. Bonne fortune. Voilà le sens de Sachi. Au Mandarin Oriental, ils sont bien au rendez-vous à la table du chef Mitsu, élève émérite du grand Nobuyuki Matsuhisa, alias Nobu — qui popularisa dans les années 1970 la cuisine nikkei, mêlant traditions et ingrédients nippons et sud-américains. Sauce jalapeño accompagnant le tataki de bœuf, ceviche au fruit de la passion, quelques notes font écho à ce savoir-faire dès les hors-d’œuvre. La carte, au-delà, offre un panel large de la cuisine japonaise avec, en plat signature, ce délicat cabillaud black cod à la sauce yuzu et miso. L’expérience se fait intimiste à l’Omakase Bar, réservé à une dizaine de convives seulement. On y déjeune ou dîne les yeux dans les casseroles des cuistots, au gré d’un menu surprise de six, huit ou dix petits plats. Autant de délicates compositions, idéalement accompagnées de leurs sakés respectifs. Le principe même de l’omakase (« Je m’en remets à vous »), puisant dans le meilleur de la saison.