Didier Guzzoni
La grande aventure de Siri Inc.
L’homme est modeste. « On construit toujours sur les épaules des géants », affirme Didier Guzzoni. En une quinzaine de lignes, sa courte biographie Wikipédia déroule pourtant un parcours spectaculaire, qui l’a mené de la campagne genevoise à l’avant-garde de la Silicon Valley — avec, en vedette, une application qui a révolutionné l’intelligence artificielle : Siri.
Tout remonte, peut-être, à ces années d’enfance partagées entre promenades dans les bois, baignades dans le Léman, pêche et après-midi passés dans l’atelier de son grand-père, horloger chez Rolex. La technique passionne le jeune Didier. Les Legos n’y suffisent vite plus et il se met à désosser des radios pour mieux les remonter. Il répare aussi vélomoteurs, vieilles motos et bientôt voitures. À 13 ans, l’informatique et la robotique le fascinent. Là encore, tout s’emboîte, en un puzzle de plus en plus complexe dont la maîtrise procure un « sentiment presque étourdissant de créativité », repoussant sans cesse les limites de la curiosité scientifique. Suivent de longues heures à la bibliothèque de La Madeleine en quête d’ouvrages sur l’électronique, entrecoupées de dimanches après-midi à jouer aux échecs au Parc des Bastions.
Diplôme de l’École d’ingénieurs de Genève, puis d’informatique à l’EPFL, le parcours coule de source — sans encore quitter les eaux du Léman. Master en poche, Didier Guzzoni intègre une équipe travaillant au développement d’une application de robotique médicale commandée par la voix. Une voie prometteuse, justement : dès l’année suivante, il s’envole pour la Silicon Valley et rejoint le Centre d’Intelligence Artificielle de SRI International, ex-Stanford Research Institute — d’où ont déjà émergé, à la génération précédente, l’environnement graphique, la souris et l’Internet !
Au commencement de l’intelligence artificielle
À Menlo Park (aux portes de Palo Alto), en plein boom de l’Internet, les projets s’enchaînent dans une effervescence et une énergie communicatives. Le Suisse se crée un « dense réseau de camarades geeks »… Le grand Lego de l’intelligence artificielle prend parallèlement forme, en collaboration avec d’autres passionnés — à commencer par l’Américain Adam Cheyer et le Français Luc Julia qui, enfant, a essayé de bricoler un robot pour faire son lit à sa place ! CALO voit le jour : Cognitive Assistant that Learns and Organizes. S’il ne s’agit encore que d’améliorer la prise de décision militaire, un programme civil et commercial se développe en parallèle, visant à développer un téléphone intelligent répondant aux commandes vocales.
De retour à l’EPFL en 2004 dans le laboratoire de Charles Baur, son mentor depuis de nombreuses années, Didier Guzzoni mène un vaste et long travail de synthèse entre Californie et Suisse. Puis publie sa thèse de doctorat : Active : A united platform for building intelligent applications. Ou comment construire un langage commun entre hommes et machines. L’entreprise Active Technologies est fondée dans la foulée — et très vite rebaptisée Siri sous l’impulsion du CEO de la jeune pousse, l’Américano-Norvégien Dag Kittlaus. Siri ? « Une petite fée qui mène vers le succès, dans la mythologie scandinave », précise Didier Guzzoni. Le premier assistant personnel virtuel au monde.
« Étant d’un naturel curieux et technique, l’envie de concevoir et réaliser des machines a toujours été mon moteur. L’informatique permettant d’allier les deux dans un même environnement est ainsi la discipline naturelle dans laquelle j’ai pu combler mes aspirations. Ensuite est venue l’envie de partager, vulgariser et expliquer notre ‘art’. D’où la motivation de faire sortir l’IA des laboratoires et d’en faire profiter le plus grand nombre. »
« Nous savions que c’était possible et que cela allait arriver, avec ou sans nous. Nous avons eu la chance d’être les premiers à y parvenir à grande échelle. » Comment ? Par le truchement d’un des géants précurseurs de l’informatique. En février 2010, l’application est proposée en téléchargement gratuit sur l’App Store. Quelques jours plus tard, le pionnier de l’ordinateur personnel, Steve Jobs, contacte l’équipe en personne. « Ce fut un immense privilège de le rencontrer », se souvient Didier Guzzoni. En avril Apple rachète Siri. Didier et ses collègues se voient chargés de l’intégrer à l’iPhone 4S.
Entre deux espaces-temps
Côte californienne, côte vaudoise, Didier Guzzoni mène aujourd’hui sa vie entre deux mondes. À l’ouest, Siri s’est développée ; langues, fonctionnalités, l’application est chaque jour plus présente dans la vie des Terriens. À l’est, le chercheur, installé à Mont-sur-Rolle, s’implique pour « garder les pieds sur terre » en tant que Président du conseil communal. « Passer en 15 minutes d’une réunion avec des collègues de la Silicon Valley à une réunion avec mes amis vignerons est une expérience tout à fait singulière ! »
Et demain ? Comprend-il l’inquiétude du grand public, qui fantasme une intelligence artificielle supérieure, forcément rationnelle, dépourvue de tout sentiment, qui tendrait à remplacer l’humanité par sa plus grande efficience ? « J’ai toujours considéré l’IA comme un intermédiaire entre l’homme et la machine. C’est un fantastique assistant pour nous — et non un remplaçant », précise le chercheur. « Je prends toujours l’exemple du Commandant Sullenberger qui a posé d’urgence un avion de ligne d’US Airways sur la rivière Hudson en 2009 (ndlr : histoire à l’origine du film Sully, avec Tom Hanks). La décision n’aurait pas pu être prise par une IA. Par contre, le pilote a bien expliqué que si les systèmes d’assistance de l’Airbus ne l’avaient pas aidé, il n’aurait pas réussi sans dommages. Quand la machine travaille avec l’homme, on obtient un système plus fort. Il s’applique d’ailleurs aussi très bien à l’analyse d’images médicales », renchérit Didier Guzzoni.
« Finalement, il s’agit de bien définir nos attentes. L’IA n’est pas très intelligente. Elle est très forte dans des niches, mais pas encore générale. La meilleure IA spécialisée dans les échecs ne sait pas jouer aux dames. Comme dirait le chercheur en informatique Andrew Ng : « avoir peur que l’IA se rebelle, c’est comme se soucier de la surpopulation humaine sur Mars. »